Peut-on racheter une communauté ?

Il y a quelques jours, Ulule, l'un des leaders européens du crowdfunding, annonçait le rachat d'Octopousse, plateforme bretonne née il y a deux ans. Un rapprochement plutôt sensé dans un paysage du crowdfunding très éclaté mais qui pose une question : les plateformes collaboratives ne sont-elles pas des entreprises différentes dans la mesure où les communautés co-construisent la valeur économique de celles-ci ? Environ 5 milliards de dollars seront probablement collectés cette année sur les plateformes de finance participative. Le chiffre fait rêver les porteurs de projets... et convainc aussi de nombreux entrepreneurs à lancer leur propre site de crowdfunding. Rien qu’en France, une vingtaine de projets ont été lancés depuis début 2012, soit plus de deux ans après les désormais leaders européens du secteur, et cinq ans après les pionniers. Pour exister ou se maintenir, certaines développent une expertise sectorielle (MyMajor Company, TousCoprod) ou se concentrent sur un type de projets particuliers (Goteo pour les projets open-source, Bulb in town pour les activités économiques locales). Quant aux plateformes plus généralistes, elles rivalisent d'innovations pour maintenir leur position, tout en adoptant des orientations stratégiques légèrement différentes (diversification des modes de financement pour KissKissBankBank avec le lancement d'HelloMerci, développement en direction des territoires pour Ulule, etc..)

L'inéluctable concentration du paysage du crowdfunding

Malgré ces différences, l'effet de nombre pèse et la concentration semble inéluctable dans le paysage du crowdfunding comme dans d'autres champs de l'économie collaborative. En effet, la masse critique nécessaire au bon fonctionnement des plateformes et à l’efficacité des collectes ne pourrait être autrement atteinte malgré la croissance du nombre d'utilisateurs. Pour ma part, j'aurais parié sur l'avenir d'Octopousse qui me semblait posséder les caractéristiques nécessaires pour trouver sa place dans le paysage du crowdfunding français : une identité suffisamment forte, et une vraie communauté. Son rachat signifie-t-il qu'il n'y aura à l’avenir aucune place pour des acteurs régionaux du crowdfunding ? Détail significatif : les co-fondateurs de la plateforme bretonne rejoignent l’équipe d’Ulule. Mila Colas, co-fondatrice de Octopousse, en prend même la toute nouvelle direction... des territoires. Il semble donc qu’il s’agisse d’un axe de développement structurant pour Ulule, qui pourrait ne laisser guère de place à de "petits poucets" régionaux. Si le mariage de la chouette d'Ulule et de la poulpe d'Octopousse est donc logique stratégiquement, celui-ci n'a pas manqué de provoquer des réactions.

"On nous l'arrache"

Les utilisateurs d'Octopousse, qu'ils soient porteurs de projets ou donateurs, ont souvent fait le choix d'une plateforme "différente": identité régionale, discours plus engagé, proximité des fondateurs… L'appropriation est, dans ce cas, particulièrement forte et le sentiment de dépossession à l'annonce de la cession, proportionnel. Réaction à chaud d'un fervent défenseur de Octopousse :

On ne peut pas en vouloir aux porteurs, c'est tellement difficile d'entreprendre en ce moment... mais nous avons développé un attachement au projet, on l'a défendu, et maintenant, on nous l'arrache.

Dans un autre registre, celui du tourisme communautaire, le rachat de Gidsy par son principal concurrent leader du secteur GetyourGuide, la déception ressentie par certains utilisateurs se double d’une incompréhension sur les raisons du rapprochement “sans transition” avec un acteur B2C proposant un service et une expérience utilisateur sensiblement différents. "Gidsy sortait du lot parce qu'il était personnalisé, facile à utiliser et convoyait un sentiment de communauté" peut-on lire sur la page facebook de la plateforme, “avec la configuration de GetYourGuide je ne retrouve aucun des cours sympas et autres activités que je suivais à Berlin. Ce qu'ils mettent en avant, ce sont d'hideux parcours pour touristes. Gidsy, pourquoi réparer quelque chose qui n'est pas cassé ?"

Gidsy Y U fix something that not broken?

Dans le cas d’une telle plateforme, se pose aussi la question du transfert des profils enrichis (historique, évaluations par les pairs...) des utilisateurs sur la nouvelle plateforme.

Souveraineté de l'entrepreneur ou gouvernance avec la communauté ?

Dans le monde des startups, l'investissement personnel du/des fondateur(s) est le plus souvent massif et essentiel. Investis sur tous les fronts et souvent seuls pendants de nombreux mois (ou années), le succès des projets tient à leur ténacité. Dans le cas des start-ups de l'économie collaborative, un autre facteur est essentiel au succès de l'entreprise. Sans l'implication d'une communauté active d'utilisateurs (et notamment de primo-utilisateurs qui jouent le rôle d'ambassadeurs), il est difficile d'atteindre rapidement la masse critique nécessaire au fonctionnement du service. Ainsi comme le soulignait Michel Bauwens lors du OuiShare Fest :

La valeur d’usagedes plateformes P2P est générée à 100% par ses utilisateurs

La gestion d'une entreprise nécessite que des décisions soient prises au jour le jour, sans que l'on puisse facilement impliquer l'ensemble de la communauté. Principe de réalisme et d'action qui n'est la plupart du temps pas remis en cause par les utilisateurs même si certains choix peuvent mécontenter une partie de la communauté (on l’a observé par exemple lors du changement de politique commerciale et de paiement de BlaBlaCar). Pour autant, la souveraineté de l'entrepreneur est-elle totale au point que la communauté n'ait pas son mot à dire, en cas de revente ou encore de changement de statut, comme l'illustrait l'exemple récent -- devenu cas d’école -- de Couchsurfing ?

Quand la propriété vient entraver l’appropriation

On touche finalement ici à la notion de propriété. Formellement, il ne fait aucun doute que les plateformes appartiennent aux entrepreneurs (avec la responsabilité et les risques qui vont de pair, d’ailleurs) … et à leurs investisseurs, lesquels peuvent avoir une influence non négligeable sur la gouvernance et les choix de développement des plateformes. Mais cette propriété totale est-elle légitime ? C’est un point qui mérite d’être discuté, notamment si l’on part du principe que c’est l’association “plateforme+communauté” qui fait le service, qui fait l’entreprise. Est-il possible de racheter une communauté ? La question ne concerne d’ailleurs pas seulement les startups de l'économie collaborative mais tous les services qui sont associés à une communauté. On "rachète" bien une clientèle… Ce qui fait peut être la différence, dans le cas d’Octopousse, ou de Gidsy, c'est l'implication de cette communauté, la co-construction qui intervient aux différentes étapes du projet, sans compter l'investissement "affectif" des membres de la communauté, qui peut être beaucoup plus important que l'on ne l'imagine. Michel Bauwens rappelle ainsi que dans le cas d’une plateforme centralisée comme Facebook, “la valeur d’échange est exploitée à 100% par l’entreprise” et s’interroge sur la soutenabilité du modèle : “Qui achètera ces produits si ce modèle est généralisé ?”. À mon sens, il serait logique d’associer automatique une implication forte dans la construction d’un projet (de même que toute démarche de crowdsourcing) à une forme d’implication dans la gouvernance (ou à une forme de rémunération/valorisation).

Il est temps d’entreprendre “en commun”

Pour éviter ces issues décevantes, les utilisateurs les plus impliqués s'investiront probablement de plus en plus dans le développement de plateformes open-sources, gérées comme des "biens communs" (ce qui n'exclut pas une part de “management" centralisé). Mais pour être gouvernée en commun, la ressource doit sans doute être conçue et construite comme un bien commun dès le départ : il s’agit d’inventer des façons de partager l’effort de “bootstrapping”, la prise de risques, la responsabilité. En ce qui concerne le financement, le crowdfunding serait un levier naturel dans cette perspective, mais est-il suffisamment puissant, à l’heure actuel ? Les montants financés en Europe ne sont pas encore à même de se substituer aux investissements des VC. Dans l’intervalle, on pourrait imaginer un fond public d’investissement dans les projets en “communs”, qui fonctionnerait d’une manière très simple, correlée au succès des campagnes de crowdfunding de ces projets : pour 1 euro collecté “par la foule”, le fond public abonderait d’un euro supplémentaire. Enfin, pour en revenir au phénomène de concentration évoqué plus haut : la multiplication, puis la disparition de petits acteurs est une perte de valeur, un gaspillage de temps, d'énergie et de ressources. Il ne faut pas bien sûr décourager les initiatives originales mais chercher à les regrouper en incitant les aspirants-entrepreneurs à coopérer, à entreprendre ensemble. Apprendre à entreprendre en "communs”, mais aussi “en commun”, voilà un beau terrain d’expérimentation pour OuiShare. Crédits images :

reway2007

Sandrine Landrix