Parole d'investisseur : "Tout reste à faire dans l'économie collaborative"

Avec des participations dans KissKissBankBank, La Ruche Qui Dit Oui !, A Little Market et Sculpteo, le fonds français Xange s'est spécialisé dans des startups de l'économie collaborative. Rencontre avec Rodolphe Menegaux et Nicolas Debock, deux investisseurs visionnaires et pionniers de l'économie collaborative.Quelles grandes évolutions technologiques, économiques et sociétales traduit le développement de l'économie collaborative selon vous ?

Nicolas Debock : L’économie collaborative est selon nous l’illustration d’un mouvement global de transformation de notre société moderne, d’un modèle centralisé et construit sur des stocks vers des modèles organisés en réseaux horizontaux et construits sur des flux. D’un point de vue économique nous assistons à l’émergence d’une économie décentralisée et horizontale (comme le dit Daniel Kaplan de la FING), organisée en réseaux venant compléter les organisations centralisées et pyramidales issues du Fordisme. Nous pensons que la génération actuelle des jeunes actifs vit la fin d’une ère caractérisée par la centralisation des outils de production, de distribution et plus généralement des centres de décisions. La théorie des coûts de transaction de Coase est totalement remise en cause par l’arrivée du web et du mobile qui permettent la mise en contact d’une offre et d’une demande en temps réel, faisant chuter les coûts de transactions historiques. D’un point de vue sociétal l’impact est également très fort. Les modèles de l’économie collaborative s’appuient sur des communautés locales ou des communautés d’intérêts, parfois les deux. Le rapport à la confiance est donc un sujet central : est-elle transitive ? Que signifie faire confiance à une communauté ? Il est passionnant de remarquer que l’économie collaborative qui nait dans un univers numérique a finalement des impacts au niveau local, dans le monde physique. Les outils numériques, au lieu de nous isoler, permettent désormais de découvrir des personnes ayant des intérêts partagés.

Quel regard d'investisseurs et de citoyens portez-vous sur les différentes tendances de l'économie collaborative? Est-ce que vous partagez la (di)vision de OuiShare en quatre mouvements (cf image) ? Nicolas Debock

: Nous partageons tout à fait votre analyse du mouvement de l’économie collaborative autour de ces quatre mouvements -- Consommation Collaborative, Production contributive (Makers), Financement Participatif (Crowdfunding), Open Knowledge (Open Access, P2P Education, Open Democracy). Les dénominateurs communs de ces 4 familles sont l’organisation en réseau, la décentralisation, l’absence de centre de décision unique et l’appui sur des communautés d’intérêts et/ou locales. Le mouvement des « makers » est très symbolique de ce point de vue : au lieu de produire des biens manufacturés en Asie puis de les acheminer à travers la planète, l’impression 3D, le mouvement du Do It Yourself (DIY) et la revente des objets d’occasion permettent de produire en petites séries, de manière personnalisée, au plus proche du lieu de consommation. Quant au financement participatif, il vient désintermédier et faire évoluer des modèles économiques en place depuis plus de 400 ans. La consommation collaborative est finalement le mouvement le plus mûr de l’économie collaborative et repose sur le principe de l’exploitation des excès de capacités. Grâce à la technologie il est désormais possible de faire rencontrer une demande soutenue avec une offre qui jusqu’à présent n’était pas exprimée. En tant qu’investisseur, les sociétés que nous rencontrons dans ce domaine ont toutes un positionnement de place de marché qui peuvent entrainer des situations de « winner takes all » [le gagnant emporte tout], la place de marché cherchant à procurer la plus grande liquidité de marché. Enfin l’open Knowledge est un mouvement impressionnant et nous avons le sentiment que les modèles actuels d’éducation et d’enseignement s’apprêtent à être fortement transformés. Concernant l’open Democracy, tous les mouvements d’ouverture de données publiques ou d’écriture de textes de loi sur wiki commencent à peine à avoir un impact sur nos sociétés mais cela nous semble évidemment être un mouvement très marquant. Justement, en étudiant votre portefeuille d'investissements : Ruche qui dit Oui, KissKissBankBank, Sculpteo, A Little Market, quatre très belles startups françaises de l'économie collaborative... Pouvez-nous dire quelques mots sur ces quatre entreprises ?Rodolphe Menegaux

: La Ruche Qui Dit Oui ! est une plateforme qui met en contact directement les producteurs locaux et les consommateurs à travers des lieux d’échanges physiques que sont les ruches. Ce modèle illustre parfaitement l’économie collaborative : organisée en réseau et en petits nœuds de production, de distribution et de décision. La Ruche Qui Dit Oui ! fournit la plateforme technologique qui permet au responsable de chaque ruche d’échanger avec ses clients finaux, de mettre en place les ventes, de permettre aux producteurs de proposer leurs produits, d’organiser la logistique et d’assurer la sécurité des flux financiers… KissKissBankBank (KKBB) fut le premier investissement de XAnge Private Equity dans le secteur de l’économie collaborative. C'était en 2009, et depuis nous suivons de très près l’évolution du crowdfunding en France et dans le monde et c’est un véritable tsunami qui est en train d’ébranler la planète financière. Le crowdfunding va bien au-delà du don contre don et KKBB compte participer à l’éclosion de nouveaux modèles financement, nous avons d’ailleurs lancé très récemment le site HelloMerci.com qui permet d’emprunter sans intérêt auprès de communautés locales ou de communautés d’intérêt. Alittlemarket, est également un acteur de l’économie collaborative par 2 aspects : d’une part il s’agit une place de marché C2C où les vendeurs ne sont pas des vendeurs professionnels mais des individus cherchant un revenu complémentaire et d’autre part les objets vendus ne sont pas standardisés mais sont fabriqués à la main et personnalisés par les vendeurs, en petite série. Enfin, Sculpteo, acteur du monde de l’impression 3D a développé un moteur d’impression 3D disponible en ligne qui permet aux designers, aux architectes ou encore aux e-commerçants d’accéder simplement à l’univers de l’impression 3D (personnalisation, prototypage, petite série…). Quelles synergies anticipez-vous entre ces quatre modèles ? En quoi le fait de partager le même investisseur pourrait accélérer leur développement ?Rodolphe Menegaux

: Nous tentons de faciliter au maximum les échanges entre nos différentes participations ainsi qu’entre nos participations et nos souscripteurs industriels. D’assez fortes synergies apparaissent entre nos participations compte-tenu de notre cohérence d’investissement dans l’économie du partage. Dans le cas de KissKissBankBank et de La Ruche Qui Dit Oui! la collaboration était assez évidente et a démarré naturellement avec le financement de plusieurs producteurs par leur communauté de clients dans le cadre des projets liés à leurs activités agricoles. À chaque fois les projets ont été rapidement financés, l’agriculteur s’appuyant sur une communauté forte et existante au sein des ruches. On retrouve une des grandes forces de la consommation collaborative : s’appuyer sur des communautés d’intérêts partagés pour soutenir des communautés locales. De la même façon, ALittleMarket et KissKissBankBank réfléchissent à des partenariats communs. Pourquoi tous ces investissements dans l’économie collaborative ?Nicolas Debock

: L’économie collaborative est pour nous une véritable tendance de fond et n’est pas une mode ou le dernier buzz à financer. Ces modèles sont là pour s’installer sur le très long terme et pour changer les rapports de force au sein de notre économie. Nous connaissons en ce moment une petite phase d’euphorie et de nombreux projets se montent de façon opportuniste pour surfer la vague de la consommation collaborative, il faut donc rester prudent dans la sélection des équipes et des projets.

Au-delà de la qualité de l’équipe, ce que nous recherchons avant tout pour un modèle de place de marché c’est de la liquidité, de la confiance sur la plateforme et de la neutralité : une place de marché qui mettrait en avant certains fournisseurs risquerait vite de voir son modèle ébranlé.

Rodolphe Menegaux : L’économie collaborative est très affine avec ce que recherchent les Venture Capitalists : des modèles scalables, avec une forte efficacité des capitaux investis. Cela signifie qu’un modèle économique puisse rapidement monter en charge sans faire exploser la structure des coûts, avec cette clef de lecture les places de marché sont dans le cœur de cible de ce que nous cherchons à financer. D’un point de vue plus macro-économique nous sommes convaincus que notre société post-industrielle connait des bouleversements majeurs et nous sommes en train de financer les piliers de l’économie de demain. A quels secteurs vous intéressez-vous le plus actuellement ? Rodolphe Menegaux

: Le secteur de la finance, car il a encore été très peu impacté par l’économie collaborative et nous pensons qu’il existe un vrai potentiel de « disruption ». Avec la crise financière et le resserrement des contraintes réglementaires les financements bancaires sont plus difficiles à obtenir que ce soit en BtoC ou en BtoB : de nouveaux modèles participatifs pourraient venir jouer un rôle majeur sur certains segments. C’est est déjà le cas chez certains de nos voisins européens, malheureusement la réglementation bancaire française est assez stricte, mais nous avons bon espoir que les règles soient assouplies. Le secteur de l’assurance est l’un des secteurs qui devrait être touché par ce mouvement et les valeurs intrinsèques sont proches de cette nouvelle économie: s’assurer c’est en effet mettre en commun des fonds pour mutualiser le risque. Le financement à court et moyen terme de la trésorerie des entreprises est un véritable problème pour les patrons de PME, mais les banques se désengagent de plus en plus de ce segment : de nouveaux modèles vont émerger.

Des places de marché mettant en contact des PME ayant besoin de financer leur trésorerie avec des particuliers ou avec d’autres entreprises en excédent de trésorerie sont des pistes intéressantes.

Nicolas Debock : L’économie collaborative pourrait aussi avoir sa propre monnaie ou son propre système monétaire ce qui faciliterait les échanges de pair à pair. L’émergence de systèmes monétaires décentralisés comme bitcoin ou encore le projet Ripple sont la preuve que l’économie digitale peut créer des modèles capables de « challenger » les monnaies qui constituent la colonne vertébrale de notre économie actuelle. En tant qu’investisseurs nous cherchons ce genre de situation où des marchés gigantesques peuvent être transformés. [caption id="attachment_8773" align="alignnone" width="640"]

Nicolas Debock[/caption] Le secteur des services entre particuliers : l’Europe n’a pas encore son TaskRabbit ou son Zaarly, mais les problématiques du contrat de travail et des charges sociales compliquent l’accès au marché. Cependant nous sommes persuadés que le monde du travail et du salariat évoluera et que certaines places de marché de l’économie collaborative seront des lieux où chaque individu viendra chercher une activité rémunérée. Rodolphe Menegaux : C’est un cliché mais on dit souvent que lors de la ruée vers l’or ce sont les vendeurs de pelles et de pioches qui ont été les grands gagnants de cette époque.

Nous voyons ainsi apparaitre des fournisseurs de services et de solutions pour les acteurs de l’économie collaborative. Tout reste à faire dans ce monde en construction : qui seront les banquiers, les fournisseurs d’identité, les assureurs, les « marketeurs », les médias de l’économie collaborative ?

Quelle est votre relation avec La Poste / La Banque Postale ? Ces investissements répondent-ils à une vision stratégique d'évolution de son activité pour le groupe La Poste ? Rodolphe Menegaux

: Nous sommes très proches de La Poste et de la Banque Postale qui sont souscripteurs et sponsors du fonds XAnge Capital 2 que nous avons levé auprès d’industriels et institutionnels ; la Banque Postale est également l’actionnaire majoritaire de la société de gestion XAnge Private Equity. Nos sponsors sont à la recherche des produits, des modèles et des services de l’économie de demain, nous échangeons beaucoup sur les modèles que nous voyons émerger mais la gestion des investissements est gérée de manière indépendante par l’équipe d’investissement. Nicolas Debock : La confiance est dans l’ADN de La Poste, et c’est une fonction de base de la consommation collaborative. La Poste a un rôle à jouer dans la problématique de l’identité et de la confiance numérique, et a d’ailleurs lancé récemment IDn, une offre d’identité vérifiée. Enfin la Poste et le postier sont souvent une figure de communautés locales et ces communautés sont la brique majeure de ces économies collaboratives. Crédit image :

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Nicolò Paternoster