Le collaboratif, je ne le tiens pas de mon grand père

Si l'économie du partage n'a pas grand chose à apprendre à la génération de nos anciens, de grandes différences demeurent tout de même avec l'ère de la consommation collaborative. Marc Chataigner passe en revue ce qui rend notre société différente de celle de nos grands-parents. Gain économique, atout écologique et dimension sociale, ces trois arguments en faveur de la consommation collaborative sont répétés par tous ses promoteurs qui les présentent comme des leviers qui font prévaloir la consommation collaborative sur les autres modèles existants. Pourtant, ces trois aspects sont-ils réellement propres à la consommation collaborative ? Je l'écrivais dans un précédent post, nous n’apprendrions rien à nos grands-parents au sujet du partage, qu'ils “pratiquaient” a priori largement dans le cadre de leur communauté proche. Cela dit, la consommation collaborative, entendue comme modèle, semble néanmoins être un mode de vie différent de celui de nos aïeux, car s’appuyant sur des éléments structurants propres à notre époque.

L’exemple de l’exode rural

Durant la première décennie du XXIème siècle, il n’aura échappé à personne qu’une des grandes tendances de fond était "l’exode urbain"(prenez l’exemple du Perche aujourd’hui “envahi” par les Parisiens) : les citadins opèrent alors un retour aux sources, en faisant le chemin inverse de leurs aînés en retournant habiter au calme de la campagne. Les mouvements de population de la campagne vers la ville, il y a de cela un siècle, semblent alors être en cours d’inversement, la population urbaine s’exilant aujourd’hui vers le cœur de la nature. Cependant, ces nouveaux ‘ruraux’ n’ont plus grand chose à voir avec leurs ancêtres. Car si en 1900, dans les pays occidentaux, la population urbaine ne représentait que 10% de la population, elle est aujourd’hui de 80%. Et le terme de “population urbaine” implique également celui de “mode de vie urbain” : être salarié, exercer une profession dans un secteur d’activité spécialisée, ne pas être producteur des produits dont a besoin le foyer pour survivre, être dépendant des circuits de distributions agroalimentaires, etc. L’urbain ne cultive pas les produits qu’il consomme comme le faisait si bien son aïeul rural. Et les nouveaux expatriés au vert ne le font pas davantage : ils ne sauraient pas survivre sans frigo, vont tous les samedi au hypermarché du coin, regardent la télé, sont connectés en ADSL et ont conservé leur profession spécialisée. Ils ont emmené le mode de vie urbain à la campagne, et c’est pourquoi ils n’ont pas grand chose à voir avec ceux qui vivaient sur ces terres il y a un siècle.

Il en va de même pour la consommation collaborative : c’est un mode de vie aussi éloigné du partage de nos grands-parents que l’est l’hyper-marché du champs. C'est pourquoi il me semble que nous ne pourrions pas définir comme “consommateurs collaboratifs” nos grands-parents, et ceci pour cinq raisons majeures.

Holiste vs Individualiste

Comme l’expliquait récemment Rémi Sussan, citant l’économiste Laurent Gille :

Les sociétés qui nous ont précédés étaient holistes : autrement dit, chacun se considérait d’abord comme un élément déterminé de la société. Un élément ayant une place et une fonction précise, comme un organe dans un corps. L’économie de telles sociétés ne s’exprime pas par l’échange, mais par le partage et l’attribution. (…)

Nous, occidentaux contemporains, nous nous considérons à l’inverse comme des individus avant d’être inscrits au sein d’une communauté. Et c’est entre autres pour cela que nous pouvons “changer de communauté” comme de chemise. Dans une société dite "holiste", il n’y a pas (ou peu) de notion de ‘propriété’, mais bien plutôt une notion de ‘possession’ dans laquelle ce que l’on possède nous possède tout autant. Dans un tel cadre, le partage ou l’échange est une pratique sociale prégnante, où les membres de ces sociétés sont "possédés par cette coutume". À l’inverse, nous revendiquons la notion de ‘propriété’ et l’accumulation est devenue une pratique répandue (pensez par exemple à ce qu’écrit George Perec dans Les Choses); les membres de ces sociétés dites ‘individualistes’ sont mus par le "désir de posséder". Dit autrement, après la possession puis la propriété, on serait en phase de revendiquer la dépossession. Entre nos aïeux et nous, il y a cette obligation de partage qui est devenue pour les consommateurs collaboratifs que nous sommes un désir d’échange pour accéder à un bien un service .

Hommes du pays vs. Hommes liquides

Une autre différence importante repose sur nos modes de vie, rural ou urbain. A l'exception d'une minorité de paysans urbains ["urban farmers" en anglais], nous autres urbains ne produisons pas ce dont nous avons besoin pour vivre. En revanche, si nous inscrivons la mobilité internet dans la lignée de la mobilité physique, nous sommes ‘connectés’ et avons développé un rapport au monde ‘d’hommes mobiles’ là où nos aïeux avaient un rapport ‘d’hommes du pays’. "Le sol fait le paysan. Le paysan est, littéralement, l’homme de ce pays-là, de cette terre-ci" écrit par exemple Jean-Philippe Pierron dans Sols et civilisations. À l’opposé, nous serions des “hommes liquides” pour reprendre le terme de Zygmunt Bauman, dans Des hommes sans attache. Comme l’envisageait Jeremy Rifkin, dans L’Âge de l’Accès, de plus en plus de consommateurs ont une relation distanciée à la propriété, à la possession. D’où l’essor des sites de consommation collaborative, mais aussi de partage numérique. Si l’acte d’achat génère toujours du plaisir, avec le temps, la propriété devient un fardeau. De même, les produits issus de la consommation collaborative nous apparaissent comme un choix alternatif aux produits disponibles dans les circuits de distribution classique, et ne sont pas des produits de nécessité comme pouvaient l’être ceux échangés par nos aïeux.

Plate-forme fermée vs. ouverte

Il y a une autre différence entre le village dont est originaire mon grand père et le quartier où je réside : le premier est une plate-forme fermée, le second est une plate-forme ouverte. S’intégrer dans un village est chose beaucoup moins aisée que dans un quartier d’une ville, où l’anonymat y facilite la cohabitation des modes de vie diverses. Avec internet, notre vie d'aujourd'hui est davantage organisée autour de plate-formes ouvertes, où chacun peut participer librement, à un coût d’accès unitaire relativement bas. Conséquence ? Il n'y a plus besoin de connaître au préalable son voisin pour lui proposer un échange ou un partage. Troisième point de comparaison : l'association de quartier face à une start-up de consommation collaborative. La première est un collectif local, délimité dans l’espace, où chaque membre se connaît, qui pour s’étendre soit se répliquer à l’identique ailleurs. Pensez par exemple aux AMAP. [caption id="attachment_1414" align="alignnone" width="640"]

Une AMAP en France[/caption] À l'inverse, la start-up est une plate-forme où ses membres sont géo-localisés, ne se connaissent pas de prime abord, n’ont pas de restriction géographique (si ce n’est le langage ou l’accès à internet) : ces réseaux n’ont pas besoin de se dupliquer pour s’étendre. Les acteurs de la consommation collaborative partent aujourd’hui du global pour servir le local, et non l’inverse.

Leadership vs. Autonomie

Quatrième point, qui vient creuser cette comparaison activité associative versus réseau social : les services de consommation collaborative n’ont pas besoin de chef. Pour monter une AMAP par exemple, il vous faut vous organiser collectivement, monter une association, avec ses statuts et ses rôles. Sur les réseaux organisés de la consommation collaborative, aucun leader n’est nécessaire, tous les membres sont aux même niveau d’implication, tous à même de proposer ou de disposer de biens ou de services. À terme, entre les membres apparaîtra peut-être une hiérarchie entre les anciens et les nouveaux, les experts et les novices, les acteurs et les consommateurs. Ce quatrième point est crucial pour les urbains connectés que nous sommes, car il est garant du libre choix de prendre part ou non à une activité de consommation collaborative. Celle-ci n’est en aucun cas une activité obligatoire ou imposée, elle est une alternative et une opportunité d’exercer son libre arbitre. Au sein d’une association, il y a des règles, des chartes, sur un réseau social, il y a de la modération. La consommation collaborative est ainsi une participation à un réseau d’acteurs en expansion et non une incorporation à une communauté pré-déterminée.

Création vs. Ready-to-use

Dernier point de différenciation entre le mouvement de la consommation collaborative et les habitudes de partage de nos aïeux, les services qui se montent un peu partout dans le monde, et principalement les services internet, sont des services ‘prêts à l’usage’. Comme l’expliquait Robin Chase lors d’une table ronde sur la mobilité et le partage, ce qui est essentiel est de permettre au particulier de devenir acteur du marché. Et dans ce mouvement de la consommation collaborative, AirBnB, Covoiturage, CitizenCar, eLoue, Zilok, SuperMarmite et tant d’autres sont des services clés en main pour les consommateurs collaboratifs ; il leur suffit de s’inscrire pour pouvoir devenir instantanément cet acteur du marché. Pour aller plus loin, les échanges ou partages qui sont réalisés sur ces plates-formes ouvertes sont des actes de transaction (qu’il y ait de l’argent en jeu ou non). Nos aïeux avaient recours à des systèmes de crédit, accumulant les ardoises chez les commerçants du coin. Comme le rappelle à juste titre David Graeber dans Dette: Les 5000 premières années, les sociétés basées sur le troc et l'échange auxquelles font référence les théories économiques n'ont jamais existées ; chacun vivait de son crédit. Sur les plate-formes citées plus haut, ce sont bien des transactions, des actes contractualisés. Mon grand-père n’était pas un consommateur collaboratif, car il n’avait pas accès à des services clé-en-main lui permettant de réaliser des transactions avec ses voisins et de gérer son "crédit".

Mon grand-père n’avait pas connu le mode de vie urbain

Les consommateurs collaboratifs d'aujourd'hui font un choix alternatif de biens ou de services de consommation, accessibles via des plate-formes ouvertes, et permettant à tout particulier de devenir un acteur économique localisé, là où le partage de nos grands-parents était une pratique sociale inculquée, parfois par la nécessité, souvent par humanité, entre membres d’une collectivité fermée. Mon grand-père n’était pas un consommateur collaboratif, car il n’avait pas connu le mode de vie urbain, la consommation de masse et le choix pléthorique. Il n’imaginait pas qu’un simple clic permettrait de s’inscrire au sein d’une communauté là où le baptême représentait pour lui “l’incorporation au sein de sa communauté”. Les réseaux les plus porteurs de la consommation collaborative ne se substitueront pas à l’apport des tissus locaux ou autres structures associatives. En revanche, ils s’inspirent de ce que le tissu associatif ou certaines collectivités ont mis en place à une échelle locale pour apporter à une échelle globale une alternative intéressante aux systèmes de distribution. Article initialement publié sur le blog de Marc Chataignier Illustration

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Matthieu2007