Des masses au P2P: la mobilité va bouger!

Comme l'illustre l'essor du covoiturage, le secteur de la mobilité est en train d'entamer une transition profonde vers l'ère de la longue traîne et du peer-to-peer. Décryptage des nouvelles règles du jeu, et leur impact pour la structure du marché des transports. Marc Chataignier le rappelait récemment : les consommateurs sont de plus en plus exigeants : ils souhaitent avoir accès à des produits et des services qui correspondent parfaitement à leurs attentes. En conséquence, les organisations qui veulent répondre à ces demandes doivent à la fois être très agiles et réactives pour proposer une offre diversifiée et ciblée. Dans un domaine comme la mobilité, quelle est la meilleure forme d’organisation pour répondre à ces demandes de plus en plus spécifiques ? Quels sont les mécanismes de fond qui permettent ces évolutions ? L'histoire économique récente et les prémisses de ce que nous observons dans la mobilité ne font guère place au doute : le peer-to-peer, la logique de la longue traîne vont profondément transformer le marché... jusqu'à peut-être même l'inverser ?

La fin de la rareté

Dans l’économie de la rareté dans laquelle nous avons évolué ces dernières décennies, ce type d’organisation ne pouvait tout simplement pas se développer, car une offre importante était synonyme de moyens de production ou d'acquisition, et impliquait donc un besoin en capital important.

Aujourd’hui, avec le développement de l'accès à Internet, un modèle se développe et semble être plus à même de répondre à ce type de demande : le modèle "peer-to-peer" (P2P). Ce modèle, inspiré de l'informatique, permet de construire un système où chaque client est également un fournisseur. En étant basé sur une plus grande efficience dans l’exploitation des ressources, il va permettre de faire évoluer le curseur d’une économie de la rareté vers une économie de l’abondance. Naturellement, ce type d'organisation est de plus en plus utilisé notamment au sein de l'économie collaborative. Ce nouveau fonctionnement nous replonge dans la fameuse théorie de Chris Anderson : La longue traîne. Cette théorie explique, par exemple, le succès de ebay dans la capacité du site à répondre à des demandes de niche.

Quand la mobilité surfe sur la longe traîne

Tout comme l'industrie musicale au début du XXIème siècle, la mobilité est sur le point de vivre sa transition vers le peer-to-peer. Essayons d'observer, à travers le prisme de la longue traîne, l'évolution du secteur des services de mobilité moyenne distance. Prenons l'exemple de la SNCF et de covoiturage.fr. Le premier va se concentrer sur ce que Anderson appelle les hits : le Paris-Londres par exemple. Sur ce créneau, covoiturage.fr a du mal à concurrencer l'opérateur de transport ferroviaire sur les critères de base Prix/Temps. Mais sur d’autres trajets, comme par exemple le Paris-Bruxelles, covoiturage.fr arrive à proposer une offre réellement concurrentielle vis-à-vis de la SNCF. De même, pour des trajets les plus spécifiques comme Lille-Caen, les offres disponibles sur covoiturage.fr sont beaucoup plus attractives (toujours selon notre arbitrage Prix/Temps). En somme, plus les sites de covoiturage atteignent la masse critique d'utilisateurs, plus cette tendance va s’accentuer. Ajoutez à cela d'autres variables telles que le confort (pour notre exemple, pas besoin de changer de gare à Paris), la convivialité (on fait des rencontres), et le peer to peer devient une réelle alternative aux organisations qui sont propriétaires des moyens de transport, comme la SNCF. Il faut bien entendu ajouter à ce panorama les nombreux autres acteurs qui proposent des services de mobilité (location de voiture, parfois entre particuliers, les transports en communs...). Chacun de ces acteurs va venir se positionner sur la longue traîne en fonction des trajets qu'ils rendent possibles et de l'arbitrage Prix/Temps. Cette analyse nous éclaire sur le passage de la rareté à l’abondance. L’entreprise qui évolue en P2P s’affranchit des problématiques liées à la gestion des stocks, puisque celui-ci est délocalisé... chez ses clients. La mobilité, comme d'autres secteurs de l'économie avant elle, entre alors dans une logique de longue traîne. La récente annonce de la SNCF qui propose maintenant un nouveau service, IDBUS (des lignes de cars à petit prix) va dans ce sens : on s'oriente vers une diversification de l'offre de mobilité, autant par des systèmes propriétaires qu'en peer to peer. Le but étant d'offrir une réponse adaptée à une demande spécifique.

L'individu, à la fois client et fournisseur

Ces évolutions de la demande ne font pas seulement évoluer les business models : elles révolutionnent les relations entre les individus et les entreprises. On voit émerger ce que Robin Chase, fondatrice de Zipcar et Buzzcar (deux entreprises spécialisées dans la mobilité partagée), appelle le concept de "Peers Inc." (peers + corporation) :

L’entreprise fait toutes les choses difficiles pour les individus : ce qui prend beaucoup de ressources, ce qui requiert une expertise compliquée, ce qui demande un pouvoir d’achat et de distribution. Pour permettre aux individus de faire ce à quoi ils sont bons : apporter une diversité incroyable, la possibilité de faire les choses de façon très locale et de façon personnalisée.

Ce qui n'est pas sans rappeler la pensée de Mark Zuckerberg : On ne peut pas créer des communautés, puisqu'elles existent déjà. Mais on peut leur donner des lieux d'expression élégants qui vont permettre le développement de ces communautés. Cette idée a été développée et reprise par Jeff Jarvis dans What would Google do. Ainsi le rôle des entrepreneurs souhaitant permettre au potentiel de la longue traine de s'exprimer est d'offrir à la communauté un outil élégant. Notamment par la mise en place de filtres pour que la demande spécifique trouve l'offre appropriée.

Et si l'on renversait les rôles ?

En allant un peu plus loin, on pourrait même imaginer inverser les rôles : les consommateurs émettraient des appels d'offre auxquels les organisations, quelques soient leurs modèles, pourraient répondre. On touche ici au concept de VRM : Vendor Relationship Management (en référence au CRM : Customer Relationship Management). Concrètement, imaginez mettre vos données personnelles dans un "coffre fort" dont vous maîtrisez l'accès. Ces données seraient accessibles (en partie) aux organisations qui apporteraient une réponse cohérente à un besoin précis. Imaginez par exemple que vous souhaitiez vous rendre aux Jeux Olympiques avec un budget et un timing précis, mais surtout que vous souhaitiez arriver au pied de la piscine olympique puisque vous avez acheté un billet pour la natation synchronisée. Tout ces facteurs seront pris en compte par les entreprises qui répondront à votre demande de manière précise. Covoiturage, train, ou bus, vous n'aurez plus qu'à choisir l'offre qui vous correspond le plus. Ainsi, le marché se renverserait pour fonctionner autour d'une sorte d'appel d’offre permanent. De "l'économie de l'attention" à "l'économie de l'intention" comme l'annonce Doc Searls, du "big data" au "small data".

Si l'on observe ce qui se passe dans l’industrie culturelle et la forte mutation qu’a entrainé le passage d’une offre de hits à une offre de longue traine (nouveaux acteurs, mise à mal des anciens business models, développement de nouveaux groupes sociaux fortement liés..), on peut avoir une idée des mutations qu’entraineront l’évolution vers un fonctionnement en longue traine de nouveaux secteurs de l’économie : l'abondance plutôt que la rareté, l'individu plutôt que le client ou le fournisseur, et in fine, l'usage plutôt que la possession. Autant dire que le secteur de la mobilité... va bouger ! Crédits photos : ugo90; James Duncan Davidson; Pete Warzel; jmason