Pourquoi la finance collaborative peine à se développer en France

Entre vide juridique, conservatisme, protectionnisme des autorités monétaires et lobbyisme des acteurs traditionnels… la finance de demain peine à se développer en France… A tel point que les entrepreneurs du secteur unissent leurs forces pour tenter de sensibiliser les décideurs.

Alors que la crise financière continue son bonhomme de chemin et que les perspectives pour l’économie mondiale s’assombrissent, la finance collaborative se développe en France et propose des alternatives aux méthodes financières traditionnelles.

Du crédit entre particuliers à l’investissement collectif dans des startups, en passant par le micro-crédit solidaire ou le financement participatif, voici autant d’initiatives qui semblent montrer la voie pour la finance traditionnelle : plus de pouvoir aux citoyens, moins d’intermédiaires, et des pratiques plus responsables.

Pourtant, aussi prometteur que soit la finance collaborative, le cadre réglementaire et institutionnel français constitue un frein à son développement… Frein dont les entrepreneurs du secteur aimeraient beaucoup se libérer.

Défier le monopole bancaire

Pour beaucoup d’acteurs de la finance, la première embûche consiste à obtenir l’autorisation de l’Autorité de Contrôle Prudentiel (ACP), autorité administrative indépendante en charge de la supervision financière auprès de la Banque de France. Concrètement, l’ACP gère le monopole bancaire. Dès lors, toute entreprise ambitionnant d’octroyer des crédits, créer des outils de paiement, ou gérer de l’argent pour compte de tiers, doit au préalable obtenir l’autorisation de l’ACP pour exercer son activité.

Les co-fondateurs de Prêt d’Union en savent quelque chose : cette autorisation n’est pas facile à obtenir. La startup de prêt entre particuliers n’a pu se lancer qu’en septembre 2011, après deux années de négociations avec la Banque de France et malgré le contexte financier très incertain de l’été dernier. “C’était très compliqué, notamment car pour obtenir l’agrément, il faut réunir un capital de 5 millions d’euros” explique l’un des co-fondateurs Thomas Beylot. “Du coup, d’un coté la banque de France attendait que nous ayons les fonds, de l’autre, nos investisseurs ne voulaient pas prendre de risque tant que nous n’avions pas l’agrément”.

Pour contourner ces contraintes, une autre solution consiste à nouer un partenariat avec une banque ayant déjà une licence. C’est ce qu’ont fait les fondateurs de Friendsclear, première plateforme de financement communautaire entre entrepreneurs et investisseurs en France. Un partenariat avec le Crédit Agricole permet non seulement à Friendsclear de bénéficier de l’agrément bancaire dont dispose déjà le Crédit Agricole, mais également de l’infrastructure technique qui facilite les opérations de la startup.

Mais trois mois après son lancement, l’ACP notifie Friendsclear de la non-conformité de ses activités, et doit les interrompre. « Ce fut un coup dur pour nous”, se souvient le co-fondateur Nicolas Guillaume, selon qui les critères de décision de l’ACP sont parfois “peu anticipables”. Le principal reproche de la Banque de France est que l’activité de Friendsclear serait “trop risquée” pour les investisseurs. Mais Nicolas Guillaume trouve les exigences de la Banque de France trop élevées, et se défend :

Sur Friendsclear le risque est par nature limité car les montants investis sont assez faibles (entre 100 et 2200 euros) et de plus, les investisseurs sont parfaitement informés du risque qu’ils prennent. La Banque de France nous demande d’appliquer les règles prudentielles adaptées à des fonds d’investissement classiques alors que nous, nous jouons dans une autre catégorie

Pour répondre aux nouvelles exigences de l’ACP, Friendsclear et son partenaire ont dû revoir leur formule, validée cette fois-ci explicitement par une autorisation spécifique. L’activité peut reprendre en décembre 2011, mais sous une autre forme. C’est désormais le Crédit Agricole qui valide en amont les demandes d’emprunt (et non les utilisateurs), en plus de proposer une garantie en capital. De plus, les investisseurs de Friendsclear doivent désormais investir dans des ‘paniers’ de projet, et non plus directement dans un projet en particulier, comme c’était le cas auparavant.

L’esprit initial du projet est conservé, rassure Nicolas Guillaume,mais honnêtement, on pourrait faire beaucoup mieux”.

Arnaud Poissonnier, créateur de la plate-forme de microcrédit Babyloan a anticipé ces difficultés : “Dès le départ, nous avons opté pour un stratégie très conciliante. Plutôt que d’aller voir l’ACP en essayant de lui imposer notre modèle, nous y sommes allés avec l’objectif de construire avec eux notre modèle de développement” explique-t-il. Autre conseil pour approcher les autorités monétaires : bien mettre en valeur l’expérience bancaire des porteurs de projet, et se conformer aux dossiers de demande d’agrément bancaire (même si l’on ne lance pas une banque).

Et cela a marché : seulement cinq mois ont été nécessaires pour obtenir l’accord de la Banque de France. Mais d’autres embûches ont du être surmontées. L’une des premières fut l’article 511-6 du code monétaire et financier qui interdisait aux particuliers de financer les activités d’entreprises, interdisant de facto le microcrédit en France. Un an de lobbyisme plus tard, Bercy amenda finalement l’article afin de permettre aux particuliers de financer des institutions à but non lucratif.

Mais aujourd’hui encore, les institutions monétaires représentent pour Babyloan un obstacle au développement de ses activités. “Pour éviter d’avoir des problèmes, nous prenons le soin d’aller les voir dès que nous envisageons de lancer de nouveaux services”, explique Poissonnier, tout en précisant que l’ACP fait barrage à certains des projets de Babyloan parmi lesquels la création de cartes prépayées ou la possibilité de financer… des Français.

“Les banques étaient frileuses”

Pour les plateformes spécialisées dans le don (ici l’argent n’est pas investi, ni prêté mais donné en échange d’une contrepartie) telles que KissKissBanbank ou Babeldoor, c’est heureusement un peu moins compliqué. Cela dit, “nous sommes tout de même dans une zone de non-droit”, fait valoir Vincent Ricordeau, co-fondateur de la plateforme de financement de projet artistiques KissKissbankbank.

Cette fois-ci, les difficultés de départ ne viennent pas tant des autorités financières que de la difficulté de trouver un partenaire bancaire. “Beaucoup de banques étaient frileuses en raison du risque juridique” raconte Ricordeau, qui s’est finalement tourné vers la banque Neuflize OBC, spécialisée dans le financement de projets cinématographiques. “Comme ils ont l’habitude de financer des projets artistiques, ils répondent bien à nos besoins” explique l’entrepreneur.

En revanche, Ricordeau aimerait que son entreprise puisse se passer du statut de prestataire qui lui incombe de facturer la TVA. “Cela nous rend moins compétitif que d’autres concurrents qui profitent de ce flou juridique pour augmenter leurs marges. Mais nous, nous préférons être clean à 100%” se justifie-t-il. Obtenir un statut de véritable opérateur financier permettrait au secteur de profiter d’un cadre fiscal plus avantageux.

Le poids des lobbies ?

Pour Thierry Merquiol, le fondateur de Wiseed, plateforme permettant de lever du capital auprès des internautes, le poids des acteurs traditionnels n’est pas anodin dans les difficultés que rencontre le secteur à se développer.

Se situant clairement en “zone grise”, Wiseed bénéficie néanmoins jusque là d’une ‘zone d’exemption’ accordée par l’Autorité des marchés financiers (AMF), mais qui contraint la startup à n’opérer que des levées de fonds représentant moins de 50% du besoin de financement de ses clients, et pour un montant inférieur à 100.000 euros.

La complexité de la législation fait que c’est notre valeur ajoutée vient fortement de notre capacité à nous y conformer” explique Merquiol, qui ne veut pas trop dévoiler les processus juridiques déployés dans son entreprise : c’est un secret industriel.

Il est en revanche plus prolixe lorsqu’il s’agit de critiquer le poids des lobbies financiers. “Nous sommes environ 8 fois moins cher que les acteurs traditionnels, alors forcément ça les dérange”, se targue l’entrepreneur, qui ajoute :

C’est agaçant car en fait, nous n’évoluons pas dans le même secteur. Nous, nous ne faisons que des financements en amorçage, qui représentent des plus petits montants. Un créneau délaissé par les acteurs classiques car ils n’y sont pas compétitifs.

D’après Merquiol, certains acteurs traditionnels sont à l’origine d’un amendement dans la loi de finance 2011 qui empêche la défiscalisation des investissements pour les holdings de plus de 50 investisseurs, ce qui défavorise un nombre important des 7000 investisseurs de Wiseed. “C’est d’autant plus frustrant que l’on sait bien que les banques et assurances siphonnent les Crédit Impôt Recherche” soupire-t-il “Mais nous avons du mal à nous faire entendre face aux intérêts des plus gros”.

Y-aurait-t-il un complot contre ces nouveaux acteurs qui veulent révolutionner la finance ? La plupart des personnes interrogées ont un jugement plus nuancé.

« Dans la loi, le crowdfunding n’existe pas »

Les gens de la Banque de France sont obsédés par le risque”, estime Arnaud Poissonnier. Selon lui, elle a peur de perdre le contrôle, et qu’en cas d’échec ou de scandale, elle soit accusée de ne pas avoir vu le risque venir. « Ils ont l’air très conservateurs » se lâche un autre entrepreneur, au détour d’une conversation privée. Mais Nicolas Guillaume relativise :

D’un certain coté, je les comprends.Dans la mesure où notre activité n’est pas explicitement autorisée, elle fait ce qu’elle peut pour ne pas elle-même outrepasser le cadre juridique. Mais mises bout à bout, toutes ces petites contraintes finissent par devenir lourdes pour nous. On charge la barque, et à tout moment, on peut nous dire d’arrêter. C’est pesant.

Et Hortense Garand, de Babeldoor d’ajouter : “Cette situation nous oblige à disposer d’une armée d’avocats. C’est dommage, on a mieux à faire…

Au final, le principal problème, c’est l’inadaptation de la législation financière et bancaire. “Dans la législation, le crowdfunding n’existe pas !” résume simplement Nicolas Guillaume.

Pour faire valoir leurs intérêts et faire progresser le cadre législatif Français, les entrepreneurs de la finance collaborative réfléchissent ensemble depuis plus d’un an et tentent de réunir leurs forces pour sensibiliser les décideurs politiques et financiers.

Un “manifeste pour l’appui de la finance participative”

Depuis quelques semaines, un manifeste qu’ils ont rédigé circule sur internet. On peut y lire un appel à définir “un cadre législatif et réglementaire qui prenne clairement position en faveur du financement direct, en tenant compte de ses spécificités et du fait qu’internet modifie et élargit les possibilités et la notion de communauté.

Les personnes à l’origine de l’initiative se veulent unanimes : il ne s’agit pas de se plaindre des difficultés qu’ils rencontrent. “Nous voulons simplement faire connaître nos solutions et de faire valoir que ce que nous faisons fonctionne” explique Hortense Garand de Babeldoor.

Nous sommes persuadés que la diversité des modèles de financement participatif (dons, prêts solidaires, prêts rémunérés, fonds propres) et la multiplicité des acteurs et des projets sont le gage d’une activité entrepreneuriale, créatrice et innovante, vitale pour l’économie.” argumente le manifeste, déjà signé par plus de 200 personnes, dont de nombreux professionnels du secteur.

« Prendre 10 ans d’avance »

Le texte est également accompagnée d’une liste de préconisation de principes ainsi qu’une liste des amendements souhaitables pour le bon développement du secteur. “En instaurant un cadre législatif favorable, nous pourrions prendre 10 ans d’avance sur les autres pays” s’enthousiasme Arnaud Poissonnier.

Pour expliquer leur démarche, les initiateurs du manifeste invitent les décideurs politiques et journalistes à venir les rencontrer le 26 mars prochain, dans le palais Brongniart, l’ancienne bourse de Paris. En toute cohérence, les acteurs de la finance participative ont fait appel aux dons de la communauté via la plateforme Babeldoor pour financer la location de la salle.

Cette démarche s’inspire grandement de l’activisme des acteurs américains. A travers une campagne nommée "Startup Exemption", ils font des pieds et des mains depuis début 2011 pour obtenir un cadre législatif plus favorable chez eux aussi.

Avec un certain succès. Malgré l’opposition de l’autorité financière américaine, la SEC, ainsi que de nombreux sénateurs, le président Obama a été sensible à leurs arguments et a fait pression en faveur d’un consensus au Congrès pour faire passer une loi autorisant explicitement les levées de fonds participatives de moins de deux millions de dollars. Seule incertitude : le Sénat doit encore valider (ou amender) le texte. [update 23/03/2012: le Sénat vient d'adopter le texte]

Les décideurs politiques français sauront-ils suivre l’exemple et écouter les demandes des entrepreneurs ? Les pessimistes feront certainement valoir que Barack Obama avait lui-même financé sa campagne électorale par du crowdfunding. A la différence notable des partis politiques de l’Hexagone…