Kickstarter n'est pas un magasin - et c'est tant mieux !

À l'origine censé permettre de financer des "projets créatifs", le crowdfunding est de plus en plus utilisé pour financer le prototypage d'objets. Ce qui n'est pas sans poser des questions sur le véritable business de Kickstarter, qui subit depuis quelques semaines des critiques et a finalement annoncé des modifications de ses règles. Kickstarter, leader du marché aux États-Unis avec près de 100 millions de dollars levés via la plateforme en 2011, regorge de projets ingénieux et créatifs qui n'attendent que les sous des internautes pour aboutir. Prenez par exemple cette collecte pour ce design de savon ingénieux qui permet de recycler vos vieux savons au bord de la casse en les fusionnant avec un nouveau savon dont la forme est spécialement étudiée. Plus impressionnant encore, le projet LIFX. Son initiateur, Phil Bosua, propose ni plus ni moins que de révolutionner l'ampoule électrique en la connectant en wifi et permettant ainsi de changer la luminosité de son salon d'un simple coup de pouce sur un smartphone, passant de l'ambiance rouge feu tamisée au bleu clignotant ambiance discothèque. http://www.youtube.com/watch?v=noDTfzWt_Zk Ingénieux et créatif n'est-ce pas ? C'est en tout cas l'opinion de plus de 8700 'backers' [financeurs] qui ont donné en tout 1,3 millions de dollars à LIFX, à l'heure où j'écris ces lignes. Une des collectes record pour la plateforme. De belles histoires en apparence, mais qui attirent aujourd'hui à la startup emblématique du crowdfunding le feu des critiques.

Magasin en ligne ou plateforme de financement ?

Au coeur de la polémique, une importante question : lorsque les recompenses proposées sur Kickstarter sont les produits mêmes que la collecte permettra (hypothétiquement) de développer, les internautes financent-ils vraiment le développement d'un projet, ou bien sont-ils simplement en train de pré-payer un produit qu'ils souhaitent otbenir ? Ou autrement dit : où est la frontière entre le "financement de projet créatif", et ce qui relève la vente pure et simple ? Outre les problématiques fiscales que cela implique (une pré-vente implique imposition de TVA - mais ce n'est pas l'objet de cet article), pour Felix Salmon, blogueur sur reuters, cette nuance est importante. Il écrit :

Quand vous soutenez l'art en finançant un artiste, vous espérez que le projet réussisse et garder un souvenir de cet acte de soutien. La récompense n'était qu'une récompense, pas la raison principale de votre acte de financement. Mais pour des projets tels que le savon recyclable ou le support pour iphone, la grande majorité des contributeurs financent le projet en pensant comme s'ils étaient en train d'acheter quelque chose.Ils ne sous-pèsent pas vraiment le risque qu'ils puissent se retrouver sans rien à la fin.

Et le problème, c'est que ce risque se réalise parfois, à l'image de Pebble, ce prototype de montre compatible avec iphone/android, mais qui n'a toujours pas vu le jour malgré une récolte record de plus de 10 millions de dollars bouclée en mai dernier et alors que les premières livraisons étaient prévues en septembre. Interrogé par le New York Times, Eric Migicovsky, l'homme derrière le projet résume la situation : "65.000 personnes ont pré-acheté une montre qui n'existe pas encore". En fait, le cas de la montre Pebble est loin d'être un cas isolé. Selon une étude de l'université de Pennyslvannie, près de 75% des projets technologiques de Kickstarter accuseraient des délais de livraison. Pire, comme le montre ce graphique, plus le montant de la collecte est élevé, plus les retards sont importants :

Quand au projet LIFX, Felix Salmon est à son égard plus que méfiant, rappelant qu'un projet similaire, Switch lightbulb, avait été lancé en juillet 2011, mais que les ampoules n'existent toujours pas depuis, malgré plus de 10 millions de dollars de budgets. Pas certain que les 1,3 millions récoltés jusque là ne suffisent donc...

Quelle protection pour les backers ?

Et si le projet échoue ? Est-ce que quelqu'un récupère sa mise ? Et est-ce que Kickstarter serait impliqué?

Le site NPR pose apparemment la question qui fâche. Réponse du co-fondateur de la startup :

Vous savez, cela serait un nouveau terrain pour nous. Je veux dire, non, je ne pense pas que nous serions impliqués. Mais le genre de choses dont vous parlez est certainement un point que nous n'avons pas franchi aujourd'hui. Un jour cela arrivera. Et vous savez, si quelque chose tourne mal, cela ne sera pas mon meilleur jour.

En fait, la responsabilité incombe naturellement aux créateurs de projets, qui ont une obligation morale à tenir leurs engagements, rappellent les fondateurs Kickstarter à Techcrunch. Mais quelle est la protection réelle pour les financeurs ? Lorsque vous achetez un objet sur Amazon, vous avez un contrat de vente pour vous protéger. Sur Kickstarter, vous faites simplement un don, avec l'espoir de recevoir une récompense. C'est faible.

Nouvelles règles

Face à ces critiques, la startup américaine a du mettre les choses au clair : "Kickstarter n'est pas un magasin" réaffirme-t-elle sur son blog, en guise de réponse aux diverses critiques qu'elle a reçue ces dernières semaines. Et du coup, elle en profite pour réviser ses critères d'admissibilité des projets, se justifiant : "Il est difficile de savoir combien de gens pensent être sur un site de shopping quand ils financent des projets sur Kickstarter, mais nous voulons être sûr que ce nombre est zéro". Dorénavant, les projets technologiques ou de design ne pourront plus concerner des objets qui n'existent pas encore, et les visuels de démonstration des produits doivent être de vraies photos des produits tels qu'ils existent à l'heure actuelle (et non des simulations ou images de synthèses). Enfin, les contreparties offertes ne pourront excéder un seul exemplaire du prototype. Ces changements vont donc clairement dissuader les créateurs de projets technologiques de survendre leurs produits à coup de jolis pitchs et aguicheuses récompenses. Pour convaincre, on peut ainsi espérer qu'ils feront preuve de davantage de transparence.

Mais quid du financement de l'innovation ?

Mais si Kickstarter ne peut plus servir aux porteurs de projet développer de développer de nouveaux produits, cela ne va-t-il pas fermer l'accès au financement de nouveaux produits innovants ? Et Kickstarter ne va-t-il pas se priver de beaux projets dont il tire de juteux bénéfices (5% du montant des levées) ? A première vue oui, sauf que l'on peut en fait se demander si ces projets ont-ils bien leur place sur une plateforme de collecte de dons comme Kickstarter ? En effet, pour des projets hautement technologiques, et donc aussi risqués, le financement en capital ne serait-il pas plus adapté ? Le statut d'actionnaire ne garantirait-il pas une meilleure transparence et droit de regard pour les financeurs de projets ? Sans compter que si le projet décolle vraiment, ne serait-il pas légitime que les gens qui l'on rendu possible reçoivent des dividendes quelques années plus tard ? Personnellement, je pense que oui. Et puisque le JOBS act est en passe d'être mise en application aux États-Unis, Kickstarter pourrait alors très bien faire évoluer son offre pour permettre aux entrepreneurs de lever de l'argent sous forme de capital, et ainsi mieux protéger sa communauté. C'est en tout cas un choix qui va se poser pour Kickstarter - et de nombreuses autres plateformes de crowdfunding - dans les mois à venir. Illustration

Scott Beale